Submersion
Création 2025
C’est le dernier rituel, celui que l’on tente au dernier moment quand on a plus le choix, plus le temps.
Un rituel comme une alerte, un rituel comme un retour aux sources, un rituel à offrir, à partager tout de suite.
C’est maintenant, c’est là, c’est aujourd’hui pourtant c’est une histoire qui a plus de quarante ans. Elle me revient comme un boomerang.
Été 1976. Tout un après-midi à ramasser des cassis. En fin de journée, maman nous propose d’aller nous rafraîchir à la piscine. J'ai onze ans, je ne sais pas nager. Pour moi ça sera le petit bassin où me tremper sans perdre pied. Plaisir de l’eau, des jeux, des éclaboussures, des sauts. Soudainement je me sens mal, j'ai froid, la nausée, ma vue se brouille. Je sors de l’eau, trottine en grelottant jusqu’au grand bassin où maman est allée nager. Là, juste sous mes yeux, son corps flotte à la surface, inerte. Maman se noie, courbée, les bras écartés. Je hurle, un maître-nageur accourt. Il comprend aussitôt, se jette à l’eau sans même enlever les lunettes de soleil qu’il a sur le nez – ce détail, je m'en souviens, je le vois très exactement –. Il réussit à sortir maman, lui fait dégorger toute l’eau qu’elle a bue. Il la sauve.
Il s'agit de rituels parvenus jusqu'à nos bras, nos pieds, nos mains et nos bouches, du fond des âges. Il s'agit de techniques spécifiques ultra-contemporaines, consignées, apprises, répétées. Il s'agit de gestes sûrs, acquis depuis l'expérience et transmis pour que cela se perpétue et s'étende. Il s'agit de mouvements précis, articulés, synchronisés, appliqués, soignés. Pour que cela passe, pour faire face à ce qui arrive, pour que l'on ne cesse d'en revenir, pour que l'on respire encore.
Été 2024. Méditerranée centrale, un petit matin. Jumelles vissées sur les orbites, on balaie l'immensité calme et bleue, coudes appuyés sur un petit support conçu à cet effet, fixé au garde-corps. Une petite forme lumineuse légèrement ballotée apparaît soudain, comme suspendue sur la ligne d'horizon. On alerte, on demande de scruter mieux au radar, de confirmer. « All crew! All crew! Ready for rescue! Ready for rescue! ». L'appel retentit alors. On s'habille, on s'équipe, on rejoint son poste. Deux semi-rigides sont mis à l'eau et s'élancent. On s'approche, on fait de grands signes de gauche à droite, puis de haut en bas : on est des amis, on demande le calme. On se positionne, on s'attache, on s'épaule, on contient les mouvements du rafiot, on transmet les gilets, on tend les bras, on saisit les mains, on empoigne, on guide et réceptionne. On rejoint le navire, on se love tout contre la coque, s'y agrippe, s'y attache. Puis on porte et supporte chacun des quarante-deux rescapés jusque sur le pont. Où l'on saisit, où l'on accueille, où l'on oriente vers le petit hôpital de bord certains brûlés par le fioul et le sel. Où l'on enlace, où l'on sourit, où l'on restaure, où l'on sauve.
C'est une histoire qui a quarante-huit ans, c'est une histoire qui a quelques jours, c'est une histoire qui a mille ans, c'est une histoire qui revient, qui vient, c'est l'histoire d'aujourd'hui et de demain. C'est l'histoire de ce tout premier geste qui fait tenir notre humanité tout entière. C'est technique, c'est clinique, c'est millénaire, c'est légendaire. C'est constitué de savoirs et de lumières, c'est lancé au-devant un petit matin ou quand vient la douceur du soir, c'est éclairé du plus lointain de notre humanité et frappé de toute l'incertitude du monde. C'est exactement ce qui sauve et ce qui n'y parvient pas toujours. C'est aussi alors se recueillir, c'est aussi accueillir la perte, la tragédie. C'est aussi ces gestes qui sauvent les survivants, et qui les maintiennent en mouvement, et qui les font tenir jusque vers d'autres vivants qui, juste sous les yeux ou sur l'horizon, appellent et appelleront encore. C'est tout un théâtre, toute une nécessité. C'est tout ce qu'il est aujourd'hui impossible de ne pas voir, de ne pas éprouver, jusqu'au tremblement, jusqu'à la nausée, tous les matins et tous les soirs. C'est la nécessité de compter et conter chacun de ces gestes, et de les transmettre, et d'en devenir les passeurs, et de les refaire passer de la scène jusque sur l'horizon maritime. C'est la nécessité de maintenir vive la certitude que l'on sauvera une vie, aujourd'hui encore
Il s’agit d’une surface, comme une table lumineuse, sur lequel un corps est posé. Comme un autel. Et qui va être chargée par nos propres actions et sons pour tenter de préserver ce corps et peut-être de le remettre en mouvement. Ce rituel ressemble à une alerte. Nous sommes alertes.
Vincent Dupont, avec Sébastien Thiéry - septembre 2024